Article publié le 06/04/2021, par Lauriane hmt.

Le casting du film de Ridley Scott, Kitbag, retraçant la vie de Napoléon Ier, a été annoncé publiquement début mars, mais un détail fait jaser. Le couple d’acteurs choisi pour incarner à l’écran Napoléon Bonaparte et Joséphine de Beauharnais n’est autre que Joaquin Phoenix et Jodie Comer. Le talent des acteurs n’est pas ce qui fait polémique. C’est leur différence d’âge. Phoenix a 46 ans et Comer 27. Ce grand écart perturbe d’autant plus que dans la réalité historique, Joséphine était plus âgée de 6 ans que Napoléon. Cette erreur historique brise la dynamique et la crédibilité du biopic. De plus, le film est censé traiter de la jeunesse de l’empereur. Cette polémique est l’incarnation même d’une névrose hollywoodienne : l’âgisme.

Les hommes au cinéma, un droit de vieillir

Lorsqu’un homme passe la quarantaine, il est considéré comme mûr. Son pouvoir de séduction se métamorphose mais ne tarie pas. Nous pouvons observer ce phénomène avec George Clooney, Daniel Craig ou encore Brad Pitt. Le cheveux grisonne mais le charme s’amplifie. Étonnamment, nous n’observons pas ce même phénomène lorsqu’il s’agit des femmes. Cantonnées à des rôles mineurs de plus en plus rares, elles sont souvent dépeintes comme séniles, sédentaires et faibles. Elles n’ont pas de pouvoir de séduction. Si l’on s’en réfère aux statistiques obtenues par le Geena Davis Institute on Gender Media dans le cadre de leurs étude The Ageless Test, 29% des personnages féminins de plus de 50 ans sont montrés comme des personnes non attirantes, contre 12.9% pour les hommes. Cela peut passer par leur comportement casanier, mais aussi par l’apparence négligée que les films leur impose. Au-delà de leur apparence et de ce qu’elles dégagent, leur importance dans les scénarios est dégressive. Selon l’étude menée en 2016 par le site Polygraph, plus les femmes prennent en âge, moins elles ont de répliques dans les films. Le site a analysé les scénarios de plus de 2000 films et voici son constat: “les actrices entre 22 et 31 ans ont prononcé 21 millions de mots (soit 38% du total féminin), les 32-41 ans, 18 millions, et les 42-51 ans, 11 millions”. C’est encore plus effarant lorsqu’il s’agit de femmes de plus de 65 ans. Elles ne représentent que 3% des répliques féminines. Cette précision est d’autant plus révélatrice lorsque l’on sait que les femmes détiennent en moyenne moins de la moitié des répliques dans les films. Cette dynamique dégressive interroge. En effet, à l’inverse, plus un homme vieillit, plus son nombre de répliques augmente: “les acteurs entre 42 et 65 ans s’accaparent 39% des répliques masculines au cinéma, contre 32% pour les 32-41 ans, et 20% pour les 22-31 ans”. Cette dynamique inverse est révélatrice d’un problème plus large. Les femmes âgées sont mises sous silence ou rendues invisibles. Cela implique donc nécessairement que les actrices de plus de 50 ans ne se voient plus offrir autant de rôles qu’avant.

Les couples à l’écran, la vision hollywoodienne

En 2015, l’actrice Maggie Gyllenhaal dénonçait l’âgisme dont elle a été la victime lors d’un casting. Auditionnant pour incarner le love interest d’un homme de 55 ans, elle s’est vue refuser le rôle pour un motif étonnant. En effet, il semblerait que l’actrice de 37 ans soit trop vieille. Trop vieille pour avoir une relation à l’écran avec un homme d’une cinquantaine d’années? L’absurdité de la situation a fait rire jaune les actrices hollywoodiennes. Meryl Streep dénonçait déjà ces pratiques, Carrie Fisher, Andie MacDowell ou encore Jane Fonda également. C’est un sujet peu abordé de façon sérieuse par le cinéma. Cette récurrence ne s’observe pas uniquement qu’à Hollywood. En France par exemple, les femmes de plus de 50 ans ne représentent que 8% des personnages et en 2016, cela passe à 6%. Ces chiffres sont très récents. Mais cet âgisme est une tradition chevillée à l’histoire du cinéma. Le réalisateur allemand Rainer Werner Fassbinder aborde l’âgisme quotidien dans son film Tous les autres s’appellent Ali (1974).

Arrêt sur image de Tous les autres s’appellent Ali, R.W Fassbinder 1974
Arrêt sur image de Tous les autres s’appellent Ali, R.W Fassbinder 1974

Le film retrace l’histoire d’amour d’Emi (Brigitte Mira) et d’Ali (El Hedi ben Salem). La « particularité » de leur relation c’est qu’Emi est nettement plus âgée qu’Ali. Leur couple devra subir les jugements à la fois racistes (Ali est un immigré) et misogyne. Ce qui frappe dans ce film, c’est le casting. Fassbinder opte pour une honnêteté totale : Emi est une femme âgée, son interprète doit également l’être. C’est un réalisateur qui aime tourner fréquemment avec les mêmes acteur.trices. Brigitte Mira est l’une d’elle. La façon dont il la met en scène, dont il met en scène la relation entre le couple force l’esprit réflexif du spectateur. Il le place face à ses propres préjugés intériorisés. Dans la scène d’ouverture, Emi entre dans un bar. Elle porte un long manteaux noir austère. Un groupe de jeunes hommes et de jeunes femmes l’observent, critiques. La serveuse, grande, blonde, maquillée, incarnant tous les critères de la beauté normative de l’époque (ses petits airs de Bardot n’échappent pas à nos yeux), s’approche d’elle, nonchalante, pour prendre sa commande. Le caractère des deux femmes est diamétralement opposé: Emi est curieuse, gentille et polie; la serveuse est impatiente, oisive et impertinente. Fassbinder renverse un premier schéma: c’est l’allemande blanche prolétaire et propre sur elle qui débarque dans un milieu d’immigrés marocains. Elle est l’intruse, l’objet des regards méfiants. Ces regards construisent le film, et construisent notre expérience spectatorielle. Les amis d’Ali l’encouragent à inviter Emi à danser. A la surprise générale, il accepte et se dirige vers elle. Nous nous attendons à ce qu’elle refuse, interprétant la démarche d’Ali comme quelque chose de moqueur. Mais elle accepte. Elle se lève et retire son long manteau noir qui se substitue à une belle petite robe bariolée pleine de couleur. Plot Twist. Emi se dévoile à nous. Ce simple geste interpelle et remet en considération tous nos présupposés. Fassbinder introduit son personnage en tant que femme dont la fraîcheur ne se fane pas avec l’âge. Il prend le contrepied de la norme. Il la mouche. Sans cesse, il perturbe notre morale. Instinctivement, cette relation nous apparaît comme étrange, malsaine, dérangeante. Nous ne cessons de nous répéter “non ils n’iront pas jusque là”. Et pourtant si. Il va jusqu’au bout. Il reprend les codes de la romance, souvent associé aux couples hétérosexuels, et les plaques sur ce duo mixte et dont la différence d’âge perturbe. Au-delà du propos sur l’immigration et le racisme décomplexé de la société allemande des années 1970’s, il dissémine ce propos sur l’âgisme au féminin. Les collègues d’Emi critiquent cette relation. Une réplique résume ce phénomène d’amputation de tout pouvoir de séduction des femmes âgées. L’une d’elles s’indigne du fait que “ces hommes” (les maghrébins) n’aient même pas le respect de l’âge. Elle présuppose que ce paramètre fatale régie la vie sexuelle d’une femme. Les femmes âgées ne désirent plus. Elles aiment platoniquement, par habitude. Elles sont seules. Elles redeviennent des modèles de vertue, des figures virginales. C’est ce que leur impose la vieillesse, et ce beaucoup plus tôt que pour les hommes.

La Femme, objet sexuel et transformation physique au cinéma

On associe l’attractivité d’une femme à son horloge biologique. Passé la ménopause, tout pouvoir de séduction leur est retiré. Hollywood est une industrie gérée dans un premier temps par des hommes. Ils ont vu en cet outil un moyen de plaquer leurs désirs et leurs fantasmes sur la pellicule. Hollywood norme et est normée par le prisme spectatoriel. Le public veut du glamour? Nous lui en donnerons. Le public veut des rôles de jeunes premières sauvées par des mâles mûrs? Nous lui en donnerons. Ces volontés sacrés de l’audience ont régi les codes du grand écran. Dans le documentaire Sois Belle et tais toi (1981) de Delphine Seyrig , Jane Fonda explique comment elle a dû adapter son corps et son comportement pour correspondre à l’étiquette que sa maison de production avait collé sur son front.

Extrait du film Sois belle et tais toi (1981), de Delphine Seyrig.

L’image des femmes est administrée par ses supérieurs. Dans ce contexte, par des hommes. Perte de poids, tailles de guêpes et peau de porcelaine étaient de rigueur. La jeunesse incarne le summum de la beauté. Une jeunesse qui subit inévitablement ce que nous nommons les « ravages de l’âge ». Cette obsession de la jeunesse éternelle, on nous l’assène en permanence. Au cinéma comme à la télévision. La publicité nous assomme de produits rajeunissant. Pour être belle, il ne faut pas vieillir. Il faut abolir ce processus naturel du corps. En somme, pour être belle, il ne faut pas vivre. L’ironie fut de placer comme porte parole de la vieillesse bien vécue des mannequins et actrices d’une petite quarantaine d’années. Nous finissons par nous demander où sont passées les femmes de plus de quarante ans dans nos médias?

Les femmes au cinéma, une retraite anticipée ?

Au cinéma, nous l’avons déjà observé, elles partent en retraite anticipée.

Bien entendu, certaines d’entre elles parviennent à conserver leur place. Frances McDormand, récemment oscarisée, continue de s’imposer à 63 ans. Meryl Streep continue de nous subjuguer à 71 ans. Mais ce doute, cette angoisse de ne plus être appelée ne les a pas épargnés. Meryl Streep raconte même que, le jour de son quarantième anniversaire, elle regarda gravement son mari et lui demanda comment elle allait faire, maintenant qu’elle n’était plus bankable. Cette angoisse est d’autant plus inquiétante lorsque de jeunes actrices d’une vingtaine d’années sont choisies pour camper des rôles de femmes de plus de trente ans. C’est ce qui est arrivé à Jennifer Lawrence. A plusieurs reprises elle s’est vue choisie pour ce genre de rôles, à seulement 22 ans. Le talent de l’actrice n’est pas ce qui peut faire tiquer. Mais la question que nous pouvons nous poser est: pourquoi ne pas avoir choisie une femme de trente ans? N’y en a t il pas à Hollywood? De plus, l’écart d’âge entre elle et ses partenaires masculins dans ces films oscillent entre la dizaine et la quinzaine d’années presque à chaque fois. L’idée ici n’est pas de blâmer les relations avec écarts d’âge. Cependant, force est de constater que cet écart d’âge entre homme et femme est récurrent, voir systématique.

Fred Astaire et Audrey Hepburn, 30 ans d’écart dans Funny Face. Will Smith et Margot Robbie, 18 ans d’écart dans Diversion. Liam Neeson et Olivia Wilde, 32 ans d’écart dans The Third Person. Roger Moore et Tanya Robert, 28 ans d’écart dans Dangereusement vôtre. Ces exemples ne sont qu’une ridicule poignée face à la quantité d’autres couples dont l’écart d’âge entre homme et femme représente un fossé. Dans l’étude menée par le site Women and Hollywood, How Much Older Are Male Leads in Romantic Films than their Female Co-Stars, nous sommes les témoins d’un constat déboussolant.

étude menée par le site Women and Hollywood, How Much Older Are Male Leads in Romantic Films than their Female Co-Stars
étude menée par le site Women and Hollywood, How Much Older Are Male Leads in Romantic Films than their Female Co-Stars

Ces statistiques exposent la différence d’âge moyenne d’un panel d’acteurs et d’actrices avec leurs partenaires de jeu. Ce panel a été établi en se fiant au nombre de rôles obtenus dans le panel de films initial (l’étude repose sur plus de 400 comédies romantiques et romances dramatiques réalisées entre 1984 et 2014). Comme le souligne le graphique, seulement 28% du panel masculin a en moyenne un âge inférieur à celui de leur partenaire féminine. En ce qui concerne le panel d’actrices, seulement 11% a en moyenne le même âge ou est plus âgée que leur partenaire masculin. Cette constante de représentation laisse dubitatif. Lorsque le cinéma est censé représenter la réalité, nous constatons qu’il en occulte une part. Ce qui interroge dans cette étude, c’est l’incapacité des réalisateurs.trice, scénaristes ou encore producteur.rices à former des couples du même âge. De plus, cet écart ne se fait que dans un sens. Cette volonté de présenter la femme, jeune, belle et séduisante est quasi systématique. Le cinéma forme les esprits. Ce qu’il représente marque, permet aux plus jeunes de se construire, à la société de se construire. C’est la raison pour laquelle la notion de représentation est aussi importante. Comme le souligne Jeanne Balibar, les femmes de plus de quarante ans représentent plus de la moitié de la population féminine, mais ne représentent que 8% des rôles en France, et 2% du temps à l’écran au cinéma. Carrie Fisher l’expliquait avec humour et justesse: « Les hommes ne vieillissent pas mieux que les hommes; ils sont simplement autorisés à vieillir« .

Cette forme de stigmatisation de la femme va parfois plus loin. Hollywood propose des rôles de grand-mères à des actrices de 40 ans. Ce phénomène a été observé chez Meryl Streep mais aussi chez Carrie-Ann Moss. Pour pallier ce problème, certaines femmes militent, prennent en main leur propre destin. C’est par exemple le cas de Jane Fonda qui a migré vers la télévision pour incarner le rôle de Grace dans la série Grace & Frankie. Meryl Streep, quant à elle, a fondé le Writers Lab, laboratoire pour les femmes scénaristes de plus de 40 ans. Certaines études ont d’ailleurs démontré que la présence des femmes de plus de 50 ans était plus fréquente dans les films réalisés et/ou écrits par d’autres femmes. Bien entendu, c’est une donnée à accueillir avec délicatesse. Mais le constat est tout de même là. Du reste, lorsque nous parlons de femmes de plus de 50 ans, une approche intersectionnelle est plus ou moins à abroger. Dans l’étude The Ageless Test, évoquée plus tôt, il est prouvé que de tous les personnages de plus de 50 ans, 78% sont blancs. En ce qui concerne l’orientation sexuelle, l’hétérosexualité reste une norme en englobant 98% des couples de plus de 50 ans dans le cinéma hollywoodien. Les hommes et les femmes transgenre ainsi que les personnes non binaires ne représentent qu’une infime partie des rôles. Infime reste encore un euphémisme. Du reste, des films mettant en scène des couples homosexuels « seniors » existent. Nous pouvons penser au très récent Deux, primé aux Césars 2021. Mais leur rareté, pour ne pas dire leur inexistence, ne nous permet pas de les inclure totalement dans la réflexion. Du moins, pas encore !

Retrouvez les films en lien avec cette actu :